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 14 OCTOBRE 2025 (#107)

CORRIDA: ENTRE VIE ET MORT

La corrida divise et fascine. Entre art, tradition, cruauté et économie rurale, elle concentre toutes les contradictions d’un monde en transition. Imaginer la corrida sans mise à mort, c’est toucher au cœur d’un rituel où la beauté naît du danger. Mais peut-on encore parler de “culture” quand la mise à mort choque une majorité ? Ou bien, de “barbarie” quand l’élevage du toro bravo préserve des paysages et des savoir-faire uniques ? Peut-on réinventer ce lien ancestral entre l’homme et l’animal sans le rompre?

L’ÉLEVAGE DU TORO BRAVO : UNE ÉCONOMIE PYRAMIDALE Dans les vastes étendues de la péninsule ibérique, l’élevage du toro bravo déploie une géographie particulière que peu connaissent dans sa véritable ampleur… ..
L’ÉLEVAGE DU TORO BRAVO : UNE ÉCONOMIE PYRAMIDALE Dans les vastes étendues de la péninsule ibérique, l’élevage du toro bravo déploie une géographie particulière que peu connaissent dans sa véritable ampleur. La Real Unión de Criadores de Toros de Lidia, fondée en 1905, fédère aujourd’hui 344 élevages répartis entre l’Espagne, le Portugal et la France. L’Andalousie concentre à elle seule 243 de ces institutions, constituant le cœur battant de cette industrie séculaire. Ces chiffres révèlent l’étendue d’un secteur économique méconnu mais considérable. La superficie consacrée à cette activité impressionne par son ampleur : 540 000 hectares de dehesa sont actuellement dédiés à l’élevage du toro bravo dans la péninsule ibérique. Cette surface équivaut approximativement à celle du département de l’Ariège, donnant une mesure concrète de l’emprise territoriale de cette pratique. Salamanca détient le record mondial : cette province espagnole abrite le plus grand nombre de toros bravos de la planète, témoignage de l’ancrage géographique profond de cette tradition. Cette géographie cache une réalité économique complexe révélée par les statistiques de production. Chaque année naissent plusieurs dizaines de milliers de veaux de lidia dans les ganaderías espagnoles. La loi espagnole impose des critères stricts : les taureaux doivent avoir au moins quatre ans et atteindre un poids minimal de 460 kilogrammes pour combattre dans une arène de première catégorie, 435 kilogrammes pour une de seconde catégorie, et 410 kilogrammes pour une de troisième catégorie. Ces exigences expliquent la sélection drastique qui caractérise cette filière. Seuls 10 à 15% des mâles nés parviennent effectivement aux plazas de toros pour des corridas formelles. Cette proportion révèle l’architecture pyramidale de l’élevage : sur cent taureaux nés, dix à quinze seulement connaîtront la gloire de l’arène. Les 85 à 90% restants suivent diverses trajectoires alternatives. Certains participent aux spectacles mineurs comme les novilladas, ces combats d’apprentissage, ou les becerradas avec de jeunes taureaux, ou encore les festivals locaux. D’autres sont vendus directement à l’abattoir après avoir échoué à la sélection. Les individus aux qualités génétiques remarquables mais inadaptés au combat sont conservés pour la reproduction. Une partie non négligeable est exportée vers les pays d’Amérique latine où perdure la tradition tauromachique. Cette répartition révèle une économie où le spectacle n’est que la partie visible d’un iceberg productif. L’immense majorité du cheptel rejoint finalement les circuits de la consommation carnée, créant un paradoxe saisissant : un élevage entièrement pensé pour produire des combattants mythiques finit essentiellement par nourrir les populations. Cette viande possède des caractéristiques organoleptiques spécifiques qui la distinguent radicalement de la production conventionnelle. Plus sombre et plus ferme que celle des races à viande habituelles, la chair du toro bravo résulte de l’activité musculaire intense et de l’élevage extensif qui caractérisent cette filière. Sa texture maigre et son goût prononcé nécessitent des techniques culinaires adaptées : braisages prolongés, marinades élaborées, préparations en daube ou en estofado dans la cuisine traditionnelle andalouse et extrémadurienne. Cette spécificité lui interdit l’accès aux circuits de distribution de masse mais lui ouvre un marché de niche valorisant son origine et ses méthodes d’élevage. Les bouchers spécialisés, les restaurants de terroir et certaines charcuteries artisanales constituent ses principaux débouchés commerciaux. Dans certaines régions, cette viande nourrit une gastronomie de terroir profondément attachée au symbole autant qu’au goût. En Andalousie comme en Estrémadure, elle entre dans la composition de ragoûts traditionnels, d’estofados familiaux, de préparations longues qui attendrissent la chair et révèlent sa saveur marquée. Transformée parfois en charcuterie, séchée ou hachée, elle perpétue des savoir-faire culinaires ancestraux qui lient intimement la culture de la tauromachie à l’économie rurale.
LA DIMENSION ÉCOLOGIQUE : DEHESA ET BIODIVERSITÉ
En Espagne, 5,8 millions d’hectares sont consacrés aux dehesas, auxquels s’ajoutent 0,5 million d’hectares de montado au sud du Portugal… ..
LA DIMENSION ÉCOLOGIQUE : DEHESA ET BIODIVERSITÉ

En Espagne, 5,8 millions d’hectares sont consacrés aux dehesas, auxquels s’ajoutent 0,5 million d’hectares de montado au sud du Portugal. Ces chiffres révèlent l’ampleur d’un écosystème unique au monde, résultat d’une transformation millénaire des forêts méditerranéennes par l’activité humaine. L’éclaircissement contrôlé de la canopée arborée, préservant chênes verts, chênes-lièges et chênes kermès, a créé un paysage semi-ouvert d’une beauté saisissante combinant harmonieusement strates arborée et herbacée.

Cette alchimie paysagère résulte d’un équilibre subtil : vingt à soixante arbres par hectare procurent l’ombrage nécessaire au bétail et produisent les glands dont se nourrissent les animaux, tandis que les prairies naturelles adaptées au climat méditerranéen fournissent un pâturage extensif de qualité. Cette architecture végétale crée les conditions d’un habitat privilégié pour soixante espèces d’oiseaux, dont plusieurs endémiques, faisant de la dehesa un écosystème d’une richesse biologique exceptionnelle.

L’intégration des activités humaines dans ce système témoigne d’une sagesse écologique séculaire. Élevage extensif, culture céréalière ponctuelle d’avoine et d’orge, exploitation du liège, chasse traditionnelle s’articulent sans se nuire, créant une production agro-pastorale compatible avec la conservation de la biodiversité. Cette compatibilité, rare dans l’agriculture moderne, explique l’attention croissante que portent les écologues à ce système.

Les recherches scientifiques récentes confirment la valeur écologique exceptionnelle de la dehesa. La biodiversité floristique y atteint des sommets : 1 200 à 1 500 espèces végétales recensées témoignent de la coexistence remarquable des flores méditerranéenne, atlantique et endémique. Cette diversité se manifeste concrètement par la présence d’orchidées rares comme Orchis morio ou Ophris tenthredinifera, joyaux botaniques qui trouvent dans la dehesa des conditions de survie devenues introuvables ailleurs.

La faune aviaire révèle l’importance écologique de ces espaces. La dehesa constitue une zone de nidification privilégiée pour les grands rapaces : aigle ibérique et vautour fauve y trouvent les espaces et les proies nécessaires à leur reproduction. Elle sert d’escale migratoire pour 40 000 grues cendrées annuellement, étape cruciale de leurs voyages entre l’Europe du Nord et l’Afrique. L’outarde barbue, espèce menacée emblématique de la péninsule ibérique, y trouve un habitat de reproduction préservé des perturbations de l’agriculture intensive.

La mégafaune terrestre complète ce tableau écologique remarquable. Une population significative de cerfs ibériques (Cervus elaphus hispanicus) maintient sa présence dans ces espaces semi-ouverts. Les sangliers évoluent en densité contrôlée, régulés par la chasse traditionnelle qui fait partie intégrante de l’équilibre écologique. Le lynx ibérique, espèce en cours de récupération après avoir frôlé l’extinction, recolonise certaines zones de dehesa où il trouve les lapins de garenne indispensables à son alimentation.

L’élevage du toro bravo s’intègre dans ce système selon des modalités spécifiques qui renforcent encore sa valeur écologique. La densité réduite, 0,3 à 0,5 UGB (Unité de Gros Bétail) par hectare contre 1,5 à 2 UGB en élevage intensif, préserve la capacité de charge des pâturages. Le pâturage libre, sans confinement artificiel, respecte les cycles végétatifs naturels et maintient la diversité des habitats. Cette liberté de mouvement permet aux animaux d’exercer leurs comportements naturels tout en participant à la dispersion des graines et au maintien de la mosaïque paysagère.

La diversité alimentaire des toros bravos contribue également à l’équilibre écologique. Glands, herbacées variées, jeunes pousses d’arbustes composent un régime alimentaire qui développe le goût spécifique de leur viande tout en participant à la régulation de la végétation. Cette alimentation naturelle évite les concentrations animales et les pollutions ponctuelles caractéristiques de l’élevage intensif. La longévité exceptionnelle de ces animaux, maintenus quatre à six ans minimum contre dix-huit mois en élevage conventionnel, permet un amortissement écologique de l’impact de leur élevage.

Cette extensification préserve l’équilibre écologique par plusieurs mécanismes. Elle limite le surpâturage destructeur des couverts végétaux, maintient la diversité végétale par un prélèvement mesuré, conserve les habitats nécessaires à la faune sauvage, et prévient la fermeture des milieux par embroussaillement qui caractérise l’abandon pastoral. Cette gestion extensive, économiquement viable grâce à la valorisation tauromachique, maintient des équilibres écologiques que l’agriculture intensive ne peut préserver.

Les menaces pesant sur ce système en cas de disparition de la filière tauromachique sont documentées et quantifiées. L’interdiction de la tauromachie sans plan de transition économique risquerait d’entraîner une conversion agricole intensive dramatique : labours généralisés pour la mise en culture céréalière, utilisation massive d’intrants chimiques, perte de 70 à 80% de la biodiversité actuelle selon les estimations scientifiques. L’afforestation spontanée constitue une autre menace : la fermeture des milieux ouverts provoquerait la disparition des espèces de prairie et augmenterait considérablement le risque d’incendie par accumulation de biomasse sèche.

La pression foncière périurbaine menace également ces espaces. Le morcellement des habitats par l’urbanisation et l’artificialisation irréversible des sols détruiraient définitivement ces équilibres millénaires. L’abandon pastoral, conséquence probable de la disparition économique de la filière, entraînerait la perte des savoir-faire traditionnels, l’extinction des races locales adaptées et l’effondrement d’une économie rurale encore viable. Les études économiques évaluent le coût de reconversion entre 15 000 et 25 000 euros par hectare pour maintenir un niveau de biodiversité équivalent par d’autres moyens, révélant l’exceptionnelle efficacité écologique du système actuel.
LA MÉCANIQUE DE LA CORRIDA ESPAGNOLE En 2023, 1 474 spectacles taurins ont eu lieu en Espagne, perpétuant une codification précise développée au siècle des Lumières… ..
LA MÉCANIQUE DE LA CORRIDA ESPAGNOLE

En 2023, 1 474 spectacles taurins ont eu lieu en Espagne, perpétuant une codification précise développée au siècle des Lumières. Francisco Romero, originaire de Ronda, demeure dans l’histoire tauromachique comme le premier à avoir introduit le combat à pied vers 1726, révolutionnant un art jusque-là dominé par la tradition équestre. Son innovation majeure consista à utiliser la muleta dans la dernière phase du combat et un estoc pour achever le taureau, posant les bases techniques de la corrida moderne.

Le protocole de la corrida s’organise selon une architecture temporelle rigoureuse en trois tercios d’une durée totale d’environ vingt minutes. Cette structuration obéit à une logique technique implacable visant à transformer progressivement les conditions du combat. Le premier tercio, celui des varas, voit intervenir les picadors, ces cavaliers montés sur chevaux lourdement caparaçonnés qui enfoncent leurs longues lances dans le garrot du taureau. Cette phase poursuit plusieurs objectifs simultanés : tester la bravoure et la puissance de charge de l’animal, commencer son affaiblissement physique par la perte de sang, faire baisser sa tête en touchant les muscles cervicaux, et raccourcir la portée de ses coups de cornes.

Le deuxième tercio introduit l’esthétique des banderilles. Six harpons ornés sont plantés par paires dans le garrot par les banderilleros dans un ballet chorégraphié. Cette phase poursuit l’affaiblissement progressif tout en maintenant la vivacité du taureau par la douleur ponctuelle. Elle crée également un spectacle esthétique par la gestuelle codifiée des exécutants, leurs courses d’approche calculées, leurs évitements au dernier moment.

Le troisième tercio consacre l’apothéose : le matador seul face au taureau avec la muleta, cette petite cape rouge devenue emblématique. Il réalise alors une série de passes codifiées à distance rapprochée, véroniques majestueuses, chicuelinas tournoyantes, naturelles périlleuses, avant de conclure par l’estocade fatale d’un coup d’épée glissé entre les omoplates pour atteindre le cœur ou les gros vaisseaux.

Cette progression cumulative vise un objectif technique précis : transformer un animal de 460 à 500 kilogrammes, doté d’une force explosive et d’une vision périphérique développée, en un adversaire affaibli permettant ces passes rapprochées qui caractérisent l’art tauromachique. Un taureau intact possède des capacités redoutables : une capacité de charge maintenue sur 40 à 50 mètres, une vision latérale de 340 degrés, une vitesse de pointe de 50 kilomètres par heure sur courte distance, et des réflexes permettant de modifier sa trajectoire instantanément.

Après les deux premiers tercios, ces caractéristiques se trouvent considérablement altérées. La perte de sang réduit son endurance cardiovasculaire. Les blessures au garrot limitent l’élévation de sa tête, modifiant sa gestuelle naturelle. La douleur concentre son attention et réduit sa vision périphérique habituellement si développée. Sa charge, initialement capable de traverser l’arène, se raccourcit désormais à 10 ou 15 mètres maximum. Cette transformation conditionne la faisabilité technique des passes emblématiques exécutées à quelques centimètres du corps du torero.

L’hypothèse d’une corrida sans mise à mort se heurte ainsi à plusieurs obstacles techniques majeurs que révèle cette analyse mécanique. Le problème comportemental demeure central : un taureau non diminué physiquement conserve intactes ses capacités initiales. Il chargerait de loin, sur toute la longueur de l’arène, rendant strictement impossible l’approche rapprochée du torero. Après plusieurs charges infructueuses contre un adversaire qui se contenterait de l’éviter, l’animal adopterait un comportement défensif parfaitement logique, se réfugiant dans un angle de l’arène et cessant toute participation au spectacle.

Le problème dramaturgique découle directement de cette impossibilité technique. La montée en tension de la corrida repose sur l’alternance subtile entre domination progressive de l’homme et danger mortel permanent. Cette dialectique du risque et de la maîtrise s’effondrerait sans l’issue fatale qui lui donne son sens. Le problème physiologique achève de rendre l’entreprise impossible : les techniques actuelles de la corrida, passes de poitrine et naturelles notamment, nécessitent impérativement un taureau à la tête basse, résultat direct des piques enfoncées dans les muscles cervicaux. Sans cette préparation sanglante, ces figures deviennent purement et simplement impraticables.
LES MODÈLES ALTERNATIFS : CAMARGUAISE ET PORTUGAISE
La tauromachie camarguaise propose un modèle techniquement viable démontrant qu’un spectacle taurin sans mise à mort peut fonctionner… ..
LES MODÈLES ALTERNATIFS : CAMARGUAISE ET PORTUGAISE

La tauromachie camarguaise propose un modèle techniquement viable démontrant qu’un spectacle taurin sans mise à mort peut fonctionner, mais selon des principes radicalement différents de la corrida espagnole. Dans les arènes du Midi français, les raseteurs affrontent des taureaux de race Camargue, plus petits que leurs cousins ibériques avec leurs 300 à 400 kilogrammes, selon des règles qui bouleversent entièrement la logique du spectacle.

L’objectif ne consiste plus à dominer l’animal par l’art de la cape, mais à décrocher les attributs fixés à ses cornes : cocarde centrale, glands latéraux, ficelles colorées, à l’aide d’un crochet métallique appelé rasette. Cette différence fondamentale transforme complètement la dynamique du spectacle. Au lieu du face-à-face statique et majestueux de la corrida, la course camarguaise privilégie la poursuite, l’agilité humaine répondant à la vivacité animale dans un ballet de courses et d’esquives.

La durée de quinze minutes par taureau peut être écourtée si les attributs sont décrochés, introduisant un suspense différent de celui de la corrida. Mais la différence essentielle réside dans le devenir de l’animal : chaque taureau retourne au troupeau après le spectacle, pouvant courir pendant dix à quinze ans et devenir une véritable vedette connue du public. Certains taureaux camarguais acquièrent une notoriété comparable à celle des matadors, leurs noms scandés par les aficionados.

Cette formule prouve la viabilité technique d’un spectacle taurin non mortel, mais elle repose sur des fondements qui la distinguent radicalement de la corrida : une race différente, moins puissante et plus maniable, des règles fondamentalement distinctes privilégiant la course sur l’affrontement, une esthétique valorisant le mouvement perpétuel sur le face-à-face contemplatif. Transposer ce modèle à la corrida espagnole reviendrait à créer un spectacle entièrement nouveau, non à adapter l’existant.

Le modèle lusitanien développe un compromis technique plus proche de la corrida espagnole tout en évitant la mise à mort publique. La tauromachie portugaise fait intervenir successivement les cavaliers et les forcados selon un protocole complexe. Les cavaleiros affrontent le taureau à cheval armés de farpas, ces banderilles particulières, démontrant leur dextérité équestre dans un art qui évoque les tournois médiévaux. Cette phase équestre respecte partiellement la logique de la corrida : affaiblir progressivement l’animal tout en créant un spectacle esthétique.

Suit la pega dos forcados, moment culminant où huit hommes immobilisent le taureau selon une technique codifiée transmise de génération en génération. Le premier forcado saisit la tête de l’animal tandis que ses compagnons se suspendent à son corps pour l’immobiliser par leur poids conjugué. Cette prouesse collective, spectaculaire et périlleuse, remplace l’estocade solitaire du matador espagnol.

Cependant, ce modèle ne résout qu’imparfaitement la question éthique. La violence demeure présente : les farpas blessent l’animal, le stress de l’immobilisation forcée constitue une souffrance évidente. Surtout, l’animal est généralement abattu en privé après le spectacle, repoussant la mort hors du regard public sans l’éliminer. Le compromis s’avère donc davantage esthétique qu’éthique, préservant les sensibilités du public sans fondamentalement changer le sort de l’animal.

Diverses expérimentations ont tenté plus radicalement d’adapter la corrida espagnole elle-même. Les années 1980 et 1990 virent naître l’idée des banderilles de velcro, dispositifs adhésifs destinés à remplacer les harpons traditionnels. L’échec fut immédiat : les banderilles ne tiennent pas sur la peau humide et mobile du taureau en mouvement. D’autres tentèrent la corrida simulée avec des taureaux dressés pour des passes chorégraphiées. L’échec artistique fut total : la perte complète d’imprévisibilité et de tension qui fondent l’intérêt du spectacle vida la corrida de son essence.

Certains proposèrent une simple réduction de la violence : suppression des piques, banderilles raccourcies. Le résultat fut inverse aux attentes : le taureau gardant sa force initiale rendait les passes traditionnelles strictement impossibles. Ces expériences confirment que modifier la corrida espagnole produit un spectacle différent, non une version édulcorée de l’original. La corrida sans mise à mort n’existe pas : il faut inventer autre chose.

« Supprimer la mort dans la corrida, c’est refuser à l’homme le miroir de sa bravoure, et au taureau l’honneur d’y contribuer» Ernest Hemingway

PERSPECTIVES D’ÉVOLUTION : ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ
Les défenseurs de la corrida ne manquent pas d’arguments factuels pour étayer leur position… ..
PERSPECTIVES D’ÉVOLUTION : ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ



Les défenseurs de la corrida ne manquent pas d’arguments factuels pour étayer leur position. L’inscription de la tauromachie au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité par l’UNESCO en 2010, concernant la France, l’Espagne et le Portugal, constitue une reconnaissance officielle de la dimension anthropologique du phénomène. Cette classification internationale souligne que la tauromachie dépasse la simple question du spectacle pour s’enraciner dans des structures culturelles profondes transmises de génération en génération.

L’économie culturelle générée par le secteur taurin représente approximativement 2,5 milliards d’euros de retombées économiques annuelles en Espagne, chiffre qui englobe les emplois directs et indirects, le tourisme culturel attiré par cette spécificité, et les industries connexes développées autour de cette activité. Cette manne économique irrigue des régions souvent dépourvues d’autres ressources touristiques majeures, créant un tissu économique local difficile à remplacer.

La transmission des savoir-faire perpétue des métiers et des techniques artisanales menacés de disparition. 400 matadors professionnels actifs et 150 écoles taurines maintiennent vivants des apprentissages gestuels, des codes esthétiques, des techniques corporelles qui constituent un patrimoine immatériel irremplaçable. L’élevage spécialisé, la sellerie de luxe, la broderie d’ornements, la forgerie d’épées perpétuent des savoir-faire artisanaux qui disparaîtraient avec la tauromachie.

Face à ces arguments patrimoniaux, diverses solutions de compromis émergent progressivement du débat public. Les spectacles de substitution explorent plusieurs voies : développement du modèle camarguais au-delà de son aire d’origine, création de spectacles équestres inspirés du rejoneado, organisation de courses de taureaux sans violence sur le modèle basque des encierros urbains. Ces alternatives tentent de préserver l’émotion du rapport homme-animal tout en évacuant la dimension mortifère.

La valorisation gastronomique constitue une autre piste explorée. La certification « Viande de Toro Bravo » en AOC ou AOP pourrait créer une filière économique alternative, développant une restauration de terroir spécialisée et une promotion touristique des dehesas comme destinations gastronomiques. Cette approche mise sur la qualité exceptionnelle de cette viande et sur l’attrait croissant des consommateurs pour les productions extensives et traditionnelles.

La conservation environnementale offre une troisième voie : transformation des ganaderías en réserves naturelles, financement public de la préservation paysagère justifié par la valeur écologique des dehesas, développement d’un écotourisme valorisant ces écosystèmes remarquables et d’une pédagogie environnementale utilisant ces espaces comme supports d’éducation à la nature.

Ces propositions se heurtent cependant à des résistances multiples et profondes. Les résistances culturelles demeurent particulièrement fortes dans certaines régions où la tauromachie structure l’identité collective. L’Andalousie, la Castille-León, la Navarre maintiennent un attachement identitaire puissant à cette tradition. Les sondages révèlent certes un soutien de seulement 20 à 25% de la population espagnole à la corrida, mais ce pourcentage atteint 60 à 70% dans les zones traditionnelles, créant une fracture géographique et culturelle significative.

Les problèmes économiques compliquent toute transition. La reconversion coûteuse des infrastructures existantes, 460 arènes actives en Espagne, représente un investissement considérable sans retour économique garanti. La perte de valeur du foncier spécialisé pénaliserait lourdement les propriétaires actuels. Les défis techniques achèvent de compliquer la situation : aucun modèle alternatif ne satisfait simultanément les exigences techniques, esthétiques et économiques. Les tentatives de « corrida édulcorée » ont systématiquement échoué commercialement, démontrant l’impossibilité d’une simple adaptation.

Le paysage juridique évolue néanmoins progressivement sous la pression des sensibilités contemporaines. Les interdictions locales se multiplient malgré les résistances : la Catalogne tenta l’interdiction entre 2010 et 2016 avant que le Tribunal Constitutionnel n’annule cette décision, Majorque interdit les corridas depuis 2017 tout en tolérant les autres spectacles taurins. Les réglementations restrictives se développent : limitation des subventions publiques, interdiction d’accès aux mineurs de moins de seize ans, contrôles vétérinaires renforcés qui compliquent l’organisation des spectacles.

La pression européenne s’intensifie également. Le Parlement européen a adopté plusieurs résolutions contre le financement public des spectacles impliquant la souffrance animale. Ces textes ne possèdent certes aucune valeur contraignante mais créent un climat politique défavorable aux traditions tauromachiques, particulièrement sensible lors des négociations budgétaires communautaires.

Trois scénarios d’évolution se dessinent avec des probabilités variables. Le scénario d’extinction progressive, estimé à 60% de probabilité, s’appuie sur la diminution continue du public observée depuis une décennie, avec une baisse de 30% en dix ans. L’arrêt prévisible des subventions publiques, l’abandon économique des ganaderías non rentables conduiraient à une disparition en vingt à trente ans, sauf dans quelques bastions particulièrement attachés à cette tradition.

Le scénario de patrimonialisation, évalué à 25% de probabilité, verrait la corrida survivre comme « exception culturelle » européenne dans un nombre limité d’arènes historiques. Le financement public se maintiendrait alors justifié par la préservation patrimoniale, l’activité évoluant vers un public de niche fortuné et touristique, perdant sa dimension populaire mais préservant ses aspects techniques et esthétiques.

Le scénario de transformation, le moins probable avec 15% de chances, supposerait le développement réussi de spectacles de substitution, le maintien de l’élevage pour des fins non mortelles, la conservation des paysages et des savoir-faire traditionnels, et l’émergence d’une nouvelle économie basée sur l’écotourisme et la gastronomie. Ce scénario optimiste nécessiterait des innovations techniques et des investissements considérables dont la faisabilité reste à démontrer.

La question de la corrida sans mise à mort ne peut se résoudre par un simple aménagement technique. Les enjeux dépassent largement la dimension spectaculaire pour englober des questions d’écologie, d’économie rurale, d’identité culturelle et d’éthique animale. Les faits établissent sans ambiguïté que la corrida espagnole ne peut techniquement survivre sans sa dimension mortelle, que d’autres formes de tauromachie existent sans mise à mort publique mais selon des logiques différentes, que l’élevage du toro bravo contribue significativement à la préservation d’écosystèmes remarquables, et que la transition vers un modèle alternatif nécessiterait des investissements considérables et des innovations encore inexistantes.

La société accepte-t-elle de financer la préservation d’un système écologique et culturel intégrant la violence ritualisée envers l’animal, ou privilégie-t-elle d’autres voies de conservation environnementale et culturelle ?

Les données objectives seules ne peuvent pas trancher ce débat de valeurs. Elles éclairent les choix et leurs conséquences prévisibles. Entre tradition et modernité, l’avenir de la corrida se joue moins sur des considérations techniques que sur l’évolution des sensibilités collectives et des priorités sociétales.

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